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THEODORE SCHAEFFER

L’ONCLE THEO

Par Jacques Diebold Version du 15 décembre 2010

Pour moi, gamin, l’oncle Théo était un patriote, un aventurier, un héros, bref un mythe familial. Seul mon père m’en parlait. Je sentais qu’il n’était pas en odeur de sainteté auprès de ma mère. J’en ai très vite compris les raisons. Sa profession n’était pas honorable, il était joueur professionnel et plus ou moins bookmaker. D’autre part, il avait mal conseillé mon père.

L’oncle Théo était marié. Je garde peu de souvenirs de son épouse, petite femme effacée mais très gentille. Le couple avait deux enfants, une fille célibataire, Germaine, et un fils, Lucien, marié avec Clémence Schahl. Ils ont eu deux enfants, Jean et Suzanne.

Ils habitaient à Ivry sur Seine. Mon père m’y emmenait le samedi. Ma mère ne venait jamais. Seules Germaine et Suzanne venaient régulièrement dîner rue du Temple, où parfois après 1952, passer le dimanche dans la petite villa de la banlieue sud que mes parents avaient acquise.

Germaine Schaeffer était petite, un peu bossue. Je la trouvais triste mais très affable. Suzanne, sa nièce, avait un joli visage, mais a développé progressivement une obésité monstrueuse dont elle est morte très jeune, avant sa tante Germaine qui a survécu à toute la famille.

Tout ce que je connais de la vie mouvementée de l’oncle Théodore m’a été raconté par mon père. Comme il avait à la fois beaucoup d’affection et beaucoup d’admiration pour lui, certains faits ont pu être embellis, amplifiés, interprétés. Nous sommes en pleine tradition orale et les dates historiques précises manquent. De plus, j’ignore totalement ce que Théodore a fait pendant la guerre de 1914-1918.

Oncle Théo soldat de la Garde du Kaiser

Il aurait été choisi pour entrer dans la garde à cheval du Kaiser au moment de son conseil de révision, en raison de sa corpulence et de sa prestance. Le fait  d’être habitué à s’occuper de cheaux a probablement aussi joué. Etant né en 1872, l’oncle Théo avait donc 18 ans en 1890 et 20 ans en 1892. Ce que mon père m’a raconté et l’oncle Théo me l’a confirmé en répondant aux questions que je lui posais, c’est qu’il était dans un régiment de cavalerie attaché à la garde du Kaiser, régiment cantonné à Berlin (peut-être comme le suggère Guy Peirotes a-t-il été incorporé dans le « Garde Grenadier Regiment nb 5, stationné à Spandau ?). Il m’a dit avoir été approché par des espions français qui voulaient des renseignements. Pour cela, ces espions lui ont fourni des pigeons voyageurs. L’oncle Théo m’a donné dans les années 1945-1947 une des capsules qu’il utilisait pour envoyer des informations. D’autre part, ils lui ont demandé de saboter la cavalerie et ils lui ont remis pour cela des segments de tubes d’aluminium d’environ 2 à 5 mm de diamètre, de 1 à 2 cm de long dont l’une des extrémités était sciée en croix, les quatre lambeaux de métal éversés et limées pour faire des pointes aiguës. L’oncle Théo devait mettre ces objets dans le sac de picotin ou dans le foin des chevaux. Les pointes de l’objet provoquaient des perforations intestinales et/ou gastriques, responsables de péritonite tuant les chevaux. A un moment, j’ignore en quelle année, il a appris qu’il était suspecté d’être à l’origine de ces « sabotages » et de la fuite de renseignements. Averti, il a pu partir rapidement et a gagné à pied Paris en traversant l’Allemagne puis la Belgique. Mais nous n’avons aucune information de la date de sa désertion.

Les débuts à Paris

Ne sachant rien faire d’autre que soigner les chevaux, l’oncle Théo s’est rendu dans les écuries des champs de courses à Paris et dans la banlieue parisienne. Il s’est vite mis à jouer aux courses pour arrondir ses fins de mois.

L’oncle Théo et Buffalo Bill

Dans l’annexe 1 jointe en fin de ce texte, se trouve quelques informations concernant les voyages en Europe et en France du cirque Buffalo Bill. L’oncle a été engagé pour s’occuper des chevaux et pour en acheter pour le spectacle. Il m’a raconté les extraordinaires cavaliers qui accompagnaient Buffalo Bill, et l’éclat du spectacle présenté. D’après les informations recueillies, l’oncle n’a pu travailler au « show de l’ouest sauvage » qu’en 1905, lors de la 2ème tournée française de Buffalo Bill. Lors de la 1ère tournée, en 1889, âgé de 17 ans, il était encore à Reichstett.

L’oncle Théo lutteur de foire

Ce fait m’a été rappelé par Guy Peirotes et je me souviens que l’oncle Théo m’avait montré la photographie qui le représente dans l’accoutrement des lutteurs de l’époque. Lutteur de foire se pratiquait au cirque et peut-être est-ce à la suite de son expérience chez Buffalo Bill qu’il a continué à travailler dans un cirque (lequel ? combien de temps ? quand ?). Mais d’autres lutteurs se montraient aux fêtes et en particulier à la foire du Trône dite du Pain d’épices, place de la Nation. Peut-être est-ce là qu’il a aussi pratiqué cette activité.

 

Oncle Théo en lutteur de foire

A ce propos, l’oncle Théo me disait qu’il avait toujours été d’une grande force et d’une grande habilité à se battre à la lutte ou à la boxe. Il m’encourageait à apprendre à me battre ! Ma mère appréciait beaucoup !

C’est dans ce cadre qu’il nous racontait l’épisode suivant, plus tardif, car survenant après la guerre de 1914-1918, dans les années 20 débutantes.

L’oncle Théo et Georges Carpentier

Georges Carpentier a été un grand champion de boxe français. Il fréquentait, en dehors de son entraînement, les boîtes de nuit et les bars de Montmartre. Notre oncle Théo aussi. Un jour, Théo discutait devant le comptoir d’un bar (probablement de chevaux, de favoris et de paris !) quand quelqu’un le bouscule, le faisant renverser son verre. L’oncle Théo se retourne « Tu pourrais t’excuser!». Le quidam le prend de haut, l’oncle Théo lui envoie un uppercut au menton et allonge l’individu qui reste K.O. sur le sol. Silence stupéfait, les assistants à la scène conseillent à Théo de partir au plus vite car il vient de mettre K.O. Georges Carpentier. Il nous a dit être calmement resté et que c’est Carpentier qui est parti, après avoir récupéré.

Sa fréquentation de Montmartre lui a fait rencontrer les principaux gangsters de l’époque, mais cela ne l’intéressait pas. Moi si et je ne cessais de l’interroger sur la pègre parisienne !

L’oncle Théo, calculateur prodige

Mon père me racontait que l’oncle était doué d’une étonnante mémoire des chiffres et d’une extraordinaire capacité à réaliser de tête des calculs complexes. Mon père le comparait à Inaudi (voir annexe 2 sur les calculateurs prodiges). Il me racontait que l’oncle se lançait dans des calculs complexes pour établir des martingales afin de gagner aux courses puisqu’il vendait des pronostics et prenait des paris en tant que bookmaker.

Les aventures de l’oncle Théo et de son neveu Gabriel Diebold

L’oncle Théo correspondait avec sa sœur, ma grand-mère, Célestine Schaeffer, épouse Diebold. Elle était restée veuve après la mort de mon grand-père, Jacques Jérôme Diebold, au cours de l’épidémie de grippe espagnole qui a été si meurtrière en 1918, aussi connue sous le nom d’encéphalite de Von Economo. Ma grand-mère faisait marcher sa ferme, tentait de dresser ses cinq enfants et allait même donner un coup de main à son frère Xavier, père de Lucien, Alice, Victorine, Marie, Germaine.

Mon père Gabriel, âgé de 14 ans à la mort de mon grand-père, était en apprentissage à Strasbourg, dans l’atelier de gravure d’Eisele derrière la cathédrale. En 1922, mon père devient compagnon mais Eisele lui suggère d’aller dans un autre atelier. C’est là que l’oncle Théo suggère à sa sœur d’envoyer son fils à Paris, qu’il s’en occuperait. Mon père arrive à Paris en 1925. Mon père trouve du travail dans le Marais. Son oncle lui fait connaître Paris et en particulier l’emmène aux courses. Mon père comme oncle Théo a une passion pour les chevaux.

Un jour, oncle Théo eut une idée. Il propose à mon père un projet pour gagner facilement de l’argent. Le cinéma se développe, a beaucoup de succès. Des salles s’ouvrent partout. « Gabriel, achetons un cinéma et nous ferons des affaires ». Deuxième idée de l’oncle Théo : « Gabriel, ton père est mort, tu es majeur, tu peux demander à ta mère ta part de l’héritage ». Sollicitée, ma grand-mère Célestine finit par remettre à mon père sa part d’héritage. Malheureusement, la prospection dans Paris montre aux deux ambitieux que si leur idée est bonne, ils ne sont pas seuls à l’avoir eue et le prix d’achat des salles de cinéma à Paris dépasse largement l’avoir de mon père. Oncle Théo ne manque pas d’idées : en banlieue les salles sont moins chères, allons en banlieue. Mais pour se déplacer il faut un moyen de locomotion. Mon père se décide finalement à acheter un side-car Harley-Davidson, passe son permis, met l’oncle dans le side-car et pilote l’engin. Grande déception, le prix des salles dépasse toujours l’avoir de mon père, écorné par l’achat du side-car.

L’oncle propose alors à son neveu d’augmenter le capital en misant sur des chevaux de course. Ce qui devait arriver arriva, tout l’argent fut englouti. Il y eut un froid avec ma grand-mère Célestine et mon père se mit à travailler en gravure et espaça ses visites à Théo.

Deux ans plus tard, mon père rencontra à Paris ma mère. Ils se marièrent en 1928. Je pense que mon père raconta sa mésaventure avunculaire à ma mère, expliquant la froideur et la suspicion avec lesquelles celle-ci voyait son mari continuer à fréquenter l’oncle Théo.

L’oncle Théo et moi

Donc, mon père m’emmenait voir l’oncle Théo seul chez lui, à Ivry sur Seine. J’ai dû le voir à peine cinq ou six fois entre 1945 et 1950. Mais j’aimais toujours le retrouver. Il restait malgré son âge un gaillard de taille impressionnante, avec des mains qui me paraissaient énormes. Il m’a fait aussi une fois le coup de la petite cuillère tordue entre deux doigts que se racontaient les membres de la famille. J’essayais de l’interroger sur ses aventures. Il me répondait volontiers sans s’attarder, soit pour parler d’autre chose avec mon père, soit pour m’interroger sur le lycée. Il était content que mes résultats soient satisfaisants et surtout heureux que je sois un grand lecteur. Il me disait de tout lire. Il me racontait qu’il avait lu toute sa vie, d’abord en allemand, puis surtout en français. Il me conseillait aussi de lire comme lui des encyclopédies, me disant qu’il s’était instruit grâce à elles. Il me disait, « je suis un autodidacte car je ne savais que peu de choses en sortant de l’école ». Il m’a appris ce mot « autodidacte ». Pendant qu’il parlait d’autres sujets avec mon père, il me sortait ses encyclopédies. La dernière fois que je l’ai vu, il m’a demandé de les emporter, car lui ne les lisait plus. Les trois volumes assez abîmés sont dans le grenier de notre mas en Provence. En fin d’études au lycée, puis en faculté, je n’avais plus le temps de le visiter avec mon père.

Sans le revoir, j’ai appris successivement sa mort, celle de sa femme, de Suzanne et plus tard celle des autres membres de sa famille.

C’était un original, un esprit curieux, un débrouillard. Il a vécu toute sa vie d’expédients et surtout des paris sur les courses de chevaux. Il me reste les encyclopédies, une mèche de cheveux que m’a laissée mon père, les objets qu’il utilisait pour combattre les prussiens et un merveilleux souvenir d’enfance, ainsi qu’un goût immodéré pour les westerns.

 

     

      Oncle Théodore en 1944 à 72 ans

 

Annexe 1 ; LE CIRQUE BUFFALO BILL

Buffalo Bill, de son vrai nom William Cody, est né à North Plate (Iowa) le 26 février 1846. Il meurt à Denver le 10 janvier 1917 d’insuffisance rénale. Dans l’armée, comme cavalier, il a participé à la guerre de Sécession, puis aux guerres contre les indiens. Après le désastre de la Little Big Horn contre les guerriers sioux, où le général Custer a trouvé la mort, il a tué et scalpé le chef Yellow Hand qui l’avait défié en combat singulier. Cody a ensuite été « scout », c'est-à-dire éclaireur dans la cavalerie des Etats-Unis. Entre ses occupations dans l’armée, Cody, en raison de sa réputation

d’excellent tireur, a été engagé par les compagnies de chemin de fer pour fournir en viande les centaines d’ouvriers construisant les voies ferrées traversant le grand Ouest. Pour cela, avec son équipe de trappeurs, il tue des milliers de bisons. Son surnom de Buffalo Bill lui est alors donné.

C’est en 1882, qu’il crée un spectacle de cirque sous le nom de « Buffalo Bill Wild West Show » qui se produit dans tous les Etats-Unis avec un immense succès.En1889, Buffalo Bill traverse l’Atlantique une première fois pour se produire en Europe. Il restera d’abord pendant 9 semaines à Paris, où il interviendra dans le cadre de l’’Exposition Universelle. Le spectacle a lieu au Champ de Mars. L’immense chapiteau (125 m de long sur 40 de large), est installé entre la Tour Eiffel et le pavillon des Machines.

 

                                 

Le spectacle comprend 500 chevaux, un troupeau de bisons et environ 800 personnes (acteurs blancs et indiens, monteurs, personnels de maintenance, etc). La traversée de l’Atlantique de l’ensemble du cirque nécessite 16 bateaux. En France, 4 trains sont nécessaires comportant en tout 50 wagons, l’ensemble mesurant 1 km de long. Certains wagons sont français, d’autres, en particulier les wagons-lits sont américains, l’écartement des rails étant le même dans les 2 pays, mais ils sont beaucoup plus longs.

             

              Un wagon américain

 

    

     Défilé des cow-boys et indiens boulevard de la Motte-Picquet . A gauche le Pavillon des Machines de l’Exposition Universelle de Paris en 1889 

Le spectacle comporte une chasse aux bisons, une attaque de diligence, un combat entre armée et amérindiens, etc. Le Grand chef Sioux Sitting Bull, qui fait parti du show aux Etats-Unis, ne vient pas en Europe car le gouvernement ne l’autorise pas à sortir du territoire. Des tipis indiens entourent le grand chapiteau. Dans l’un d’eux le scalp de Yellow Hand est exhibé !

                                                 

             Buffalo Bill et les Sioux

            

               Chasse aux bisons ; en haut par le peintre Catlin, en bas au cirque Buffalo Bill

 

                

                 Combat entre indiens et cow-boys

Après l’été, la tournée amènera le show dans plusieurs villes françaises dont Lyon, puis Marseille où de nombreux chevaux mourront d’une épidémie de morve. Le show retournera en Amérique du Nord pour se produire dans tous les Etats-Unis, mais aussi à Québec (1897). En 1893, Buffalo Bill change le nom de son show en “Buffalo Bill Wild West Show and Congress of Rough Riders of the World”. Le show devient plus international et dans le spectacle se produisent des cavaliers réputés du monde entier en particulier des cosaques. Enfin participe à cette deuxième tournée en France, une championne du tir à la carabine, Ann Oakley, connue des amateurs de westerns sous le sobriquet de Calamity Jane !

              

                Affiche du show pour le spectacle de Nancy en 1905

 

             

                     Affiche de la tournée française en 1905 

 

            

                 Programme officiel de la tournée française de 1905

 

 

Il revient pour une nouvelle tournée en France en 1905, dans 120 villes dont à nouveau Paris. Dans cette ville, le spectacle a lieu en particulier dans un vieil hippodrome à Montrouge, où sera ultérieurement construit un vélodrome avec terrains de sports qui portera le nom de Stade Buffalo. Il semble qu’il ait aussi eu lieu à nouveau aux Champs de Mars, où 3 millions de spectateurs viendront voir le spectacle. Celui-ci est éclairé par la lumière électrique fournit par 3 dynamos.

L’oncle Théo n’a pu travailler au Show Buffalo Bill que lors de la deuxième tournée en 1905. En effet la première tournée a eu lieu en 1889, date à laquelle l’oncle n’avait que 17 ans et était encore à Reichstett.

Annexe 2 Les calculateurs prodiges

Les calculateurs prodiges ont depuis la plus haute antiquité épatés les foules et intrigués les savants. Il semble que ce soit Pythagore qui en ait rapporté le premier cas, au V ème siècle avant J-C, celui d’un jeune enfant à Crotone.

De nombreux autres cas sont connus. Certains sont des savants, des chercheurs tels en France Ampère et Arago, en Allemagne Gauss, aux Etats-Unis, le physicien atomique Kowalsky. D’autres sont soit des illettrés, soit des idiots de village. Il est possible que certains cas s’observent dans ce qui est appelé aujourd’hui des enfants hyperactifs.

A l’époque de notre grand’oncle, un tel phénomène se produisait dans les music-halls et était très connu. Il s’appelait Jacques Inaudi . Des études de ce prodige ont été menées par des médecins neurologues tels Broca et Charcot ainsi que par l’Académie de Médecine. En analysant et décomposant les étapes utilisées par Inaudi pour réaliser ses opérations de tête, il est apparu que cette rapidité était due à une exceptionnelle mémoire des chiffres.

L’oncle Théo devait appartenir à ce groupe de gens intelligents doués d’une mémoire fabuleuse des chiffres dites édéitique. Il est probable que s’il avait pu bénéficier d’une formation universitaire, il aurait fait une belle carrière dans la recherche ou la finance!

Référence : sur Google, en interrogeant « Inaudi, calculateur prodige » voir « Les calculateurs prodiges »

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